Jean-François Charles

Amoureux fou du dessin, féru de voyages, grand adepte du cinéma, Jean-François Charles ne se prive pas de nous faire partager ses passions à travers ses deux grandes séries à succès: "Les Pionniers du Nouveau-Monde" et "Fox". Auteur discret et attachant, il pratique une bd de reportage. Celle-ci n'est ni didactique, ni ennuyeuse...mais absolument vécue par l'auteur. Le lecteur n'est pas dupe et se laissera forcément  emporter par le trait du Maître. Voyageons donc par procuration et découvrons les magnifiques contrées que ce dessinateur nous traduit si bien. Poussière, chaleur, odeur...rien ne nous sera épargné!

J'ai toujours aimé raconter des histoires en dessins, jouant avec mes jouets préférés: des "petits soldats". Ce que font tous les enfants du monde certainement... Plus tard, j'ai naturellement retranscrit cet univers en les dessinant.
Ensuite seulement, j'ai découvert la bd. Mais j'avais une lecture assez particulière: je faisais abstraction des cases qui découpaient les récits. Je réunissais mentalement tous les dessins présentés sur une sorte de grande planche que je visualisais assez facilement.
Toutes ces illustrations n'en faisaient qu'une dans mon esprit. Et quand il m'arrivait de dessiner, je remplissais ma feuille d'une nuée de petits dessins.
Finalement, cela se rapprochait plus de certains tableaux que de la BD, mais il n'y a jamais eu doute dans mon esprit: c'était bien une bande dessinée que je réalisais là. J'avais huit ans tout au plus...
A l'âge de quinze ans, je n'étais pas un élève brillant mais, par chance, mon professeur de dessin releva en moi de réelles dispositions pour ce mode d'expression. Il enseignait également dans une Académie. Je m'y suis inscrit et c'est donc sous son égide que j'ai réalisé mes premiers croquis de modèles vivants.
Grâce à lui, j'ai sauté pas mal d'étapes: je n'ai pas dû fourbir mes armes en apprenant à dessiner quantité de natures mortes, plâtres et autres joyeusetés qui dégoûtent finalement bon nombre d'artistes en herbe...
Durant deux années passionnantes, j'ai pu assurer mon trait et également suivre des cours de gravure.

Vos parents n'ont-ils jamais mis un frein à votre passion ?

Non ! Ceux-ci ont très vite admis que le dessin pouvait engendrer un métier. A 17 ans, je souhaitais ne plus user mes culottes sur les bancs de l'école. En 1969, la BD était totalement dénigrée, même à l'Académie où cet aspect du dessin n'était pas abordé. Mes parents m'ont laissé peaufiner mon travail en autodidacte, tout en satisfaisant à des commandes graphiques. J'ai été amené à collaborer à différents journaux, La Libre Belgique et la Nouvelle Gazette, pour lesquels je réalisais quantité de dessins, essentiellement des caricatures politiques. A cette époque, je ne jurais que par le dessin humoristique. Mes références étaient les albums de Spirou. Je n'éprouvais aucun attrait pour la BD réaliste.

Qu'est-ce qui a modifié votre jugement ?

Mon épouse ! J'avais 16 ans quand elle m'a offert ma première BD réaliste: un album de Blueberry. Par après, les dessins d'Alex Raymond et la série "Prince Vaillant" m'ont littéralement soufflé! J'ai cherché à les imiter et mon trait humoristique fut vite rangé aux oubliettes.

Comment avez-vous abouti dans le giron professionnel de la BD ?

Ce fut long et pénible. Je détestais montrer mes dessins. Je me suis caché durant des années. Je ne concevais pas de présenter mes travaux à un auteur. A l'école, je n'aimais déjà pas le faire vis-à-vis de mes professeurs... Mais il fallait bien vivre et j'ai finalement sollicité les Editions Dupuis. Au vu des dessins que j'avais réalisés pour le compte des autres journaux, il m'ont proposé d'illustrer des récits "d'Oncle Paul". Ceux-ci n'ont jamais été publiés mais ils m'ont permis de travailler avec Jean-Marie Brouyère pour les "Chevaliers du Pavé". Je n'étais pas comblé pour autant... Le compromis entre Dupuis et mes aspirations vers un graphisme réaliste fut difficile à vivre. Comme chacun le sait, la Maison de Marcinelle ne jurait que par l'humour et les dessins à "gros nez ronds".

En l98O, Michel Deligne te proposa le scénario de Bucquoy: le "Bal du Rat Mort"...

Cette époque correspond a un nouvel essor de la BD. Le sujet traite était assez différent de ce qui se faisait alors.
Aujourd'hui encore, il m'est difficile d'être plus précis pour commenter le succès de cet album. Un petit coup de baguette magique aura suffi sans doute... Le livre était l'oeuvre d'un jeune débutant, les Editions Deligne n'étaient pas renommées, l'album n'a pas tout de suite été distribué dans les librairies, et puis, subitement, vint l'intérêt du public et des médias.
Ce succès d'estime était de bon augure mais présentait tout de même un sacré piège. Désormais tout le monde, moi y compris, s'imaginait que mes futurs réalisations rencontreraient toutes le même succès.

Cette réussite vous ouvre-t-elle de nouvelles portes ?

Pas du tout. Nous aurions dû poursuivre sur la même voie mais je voulais absolument changer d'atmosphère graphique. "Le Bal du Rat Mort" se déroulait essentiellement dans le milieu urbain que je déteste représenter.
Aussi ai-je entamé le premier tome des "Pionniers du Nouveau Monde".
En 1976, lors d'un voyage aux Etats-Unis, dans l'Etat du Michigan, j'ai pu admirer la reconstitution d'un fort Michilimackinac. J'ai acheté un bouquin sur place avec la ferme intention d'exploiter ces lieux et leurs origines épiques. Le concept de la série était déjà bien défini à mes yeux. De plus, c'était un rêve d'enfant qui se concrétisait. J'ai en effet retrouvé des dessins où, gamin, je me représentais en trappeur ou faisant partie de la Police Montée du Canada. Je me souviens aussi d'une illustration dans un de mes livres d'écolier qui m'avait marqué!
Toutefois le projet a mis du temps à se concrétiser. De plus, j'étais vraiment mécontent de l'impression de l'album. Ce fut une immense déception. Mais je tenais absolument pour mes lecteurs à réaliser le second tome.
Et puis je ne voulais pas être ingrat vis-à-vis de Deligne.
Celui-ci eut ensuite quelques ennuis financiers qui eurent raison de ses aspirations éditoriales. Tout cela a grandement perturbé le lancement des "Pionniers"
On ne peut pas déterminer exactement le nombre d'épisodes qui naîtront, nous ne faisons rien d'autre que conter l'histoire de plusieurs vies... Le récit se déroule au rythme de ces existences et n'est pas tributaire d'intrigues bien ficelées.
C'est un peu la vie de tout un chacun, avec ses moments d'euphorie, de doute, de misère. Nos personnages continuent naturellement d'évoluer, sans qu'on les pousse.. . Les personnages naissent, vieillissent et meurent ; on a le temps de s'y attacher. C'est l'histoire de gens confrontés à l'histoire du Monde, comme il en est de notre propre existence...

Pourquoi avoir décidé de ne plus prendre en charge la partie graphique de la série ?

Je ne pouvais plus assumer cette entreprise. On ne reste pas "Police Montée du Canada" toute sa vie... J'ai assouvi mon rêve d'enfance et je tenais a explorer d'autres univers graphiques. Le Canada n'offre pas une grande panoplie de paysages et je commençais à me lasser. Il est difficile de représenter une forêt de multiples façons... J'en avais fait le tour.
Je ne souhaitais cependant pas abandonner cette série qui me tenait à coeur et rencontrait auprès du public un certain succès. J'avais entre-temps dessiné trois tomes de la série "Fox" et les Editions Glénat se faisaient pressantes pour assurer la continuité des "Pionniers". J'ai même failli me remettre à l'ouvrage mais Ersel a surgi au bon moment.
Je l'ai rencontré au festival de Middelkerke. Il venait de publier un album qui explorait l'univers décrit par Fenimore Cooper. En dédicace, il dessinait des Iroquois. L'idée de reprendre les "Pionniers" l'a tout de suite emballé ! C'est un passionné du monde indien. Son père en dessinait déjà. Il possède sur le sujet une documentation que je n'ai pas réussi à rassembler en quinze ans de temps !
Finalement, il a redonné vie à la série. Ersel a réussi à m'insuffler une nouvelle motivation, De plus, mon épouse s'implique désormais énormément dans le scénario et Erwin est devenu un véritable ami. Ce n'est finalement ni une reprise, ni une continuité, mais plutôt une renaissance, tant nous nous sentons à nouveau concernés par les épisodes à venir.

Votre seconde série à succès "Fox" vous autorise sans doute beaucoup plus de liberté au niveau des décors...

En effet, l'époque et la diversité des sites qu'il est susceptible d'explorer me font jubiler d'avance, Fox m'a permis de changer d'univers. J'ai également veillé à faire une totale abstraction des stéréotypes graphiques que je répétais depuis des années pour explorer d'autres voies... Et je peux vous certifier qu'aucune de ses aventures ne se déroulera au Canada.
Je pensais au personnage de Fox depuis belle lurette.
J'avais écrit le scénario qui décrivait les péripéties  de ce grand gaillard face à la légende d'un livre maudit...
Mécontent du déroulement de mon intrigue, je me suis résolu à demander secours à Jean Dufaux. Nous avions déjà discuté quelques fois et avions sympathisé. J'aimais beaucoup la manière dont il mettait en scène les femmes dans ses albums.

Pourquoi avoir choisi le contexte des années 50 ?

Je trouve cette époque merveilleuse. Le héros me rappelle un oncle d'Amérique J'avais fait sa connaissance à l'aube des années '50. Il avait fait la guerre du côté des Américains. Rendez-vous compte, à cette époque, je ne pouvais qu'être fasciné par ce personnage ! Et puis je trouve tellement plus agréable de représenter une belle vieille voiture américaine plutôt que les actuelles boites sur quatre roues ...

Soumettez-vous ces précieux documents à votre scénariste ?

Non, car Jean Dufaux écrit des récits qui peuvent se dérouler n'importe où... La documentation ne lui est pas indispensable. Par contre, cette démarche me laisse une très grande liberté que j'exploite avec délectation. Je peux finalement choisir moi-même les lieux que j'ai le plus de plaisir à représenter.

Jean Dufaux accorde sans doute une priorité l'orientation fantastique de la série...

Absolument. Par contre, l'idée du "Livre Maudit" me revient. J'avais lu un ouvrage de Jacques Bergier qui traitait du sujet. Il m'a sidéré. Apres lecture, j'étais convaincu que des Livres Maudits pouvaient exister. J'avais d'ailleurs entrepris moi-même le scénario avec pour objectif de rendre crédible cette atmosphère fantastique. Du moins le message que délivrait Jacques Bergier, à savoir qu'il est dangereux de prétendre lire un Livre Maudit si l'on n'est pas initié...
Par après, je souhaitais envoyer Fox en Inde. Comme je ne voulais pas traiter ce lieu en me basant uniquement sur des photos et que je n'avais absolument pas le temps d'entreprendre un tel voyage, j'ai préféré attendre l'opportunité me permette d'aller au bout de mes sensations...
Cependant, nous devions bien prendre une décision afin de poursuivre la série d'une manière dépaysante.
L'Ecosse était une contrée qui motivait grandement mon scénariste, aussi son choix fut assez naturel. Le récit conte une histoire relativement intime qui ne demandait pas plusieurs albums. Pour ma part, je préfère les paysages où je peux faire parcourir de nombreux kilomètres aux héros. De vastes étendues, des décors merveilleux et variés,... Qu'importe la notion de "pays", je préfère exploiter l'espace dans toutes ses dimensions... Plusieurs lettres de lecteurs m'ont d'ailleurs totalement conforté dans cette initiative.
Ils m'avouaient que Fox tenait pratiquement la gageure de leur procurer un sentiment d'évasion, de leur permettre de voyager par procuration... Ca me fait plaisir... et ça ne m'étonne pas car tous les voyages que nous avons entrepris pour nos séries sont de grands souvenirs! De plus, si le voyage en lui-même est fabuleux, que dire alors de celui que je revis en dessinant... Voir Philae, c'est formidable, mais dessiner Philae, c'est cent fois mieux ! Le revoir et y être totalement, sans la chaleur, sans les moustiques, sans les crottes de chameaux... Ici, je vous parle véritablement avec mon coeur et mes tripes... Mon voyage en Egypte, je l'ai refait tous les jours durant les quatre années où je dessinais ce cycle.

D'avoir longuement traité l'ésotérisme égyptien vous donne l'occasion de traiter d'autres sciences occultes. Allez-vous poursuivre dans cette voie ?

Ce n'est pas notre but. "Le Club des Momies" doit être considéré comme un épilogue à cet aspect purement fantastique. Nous voudrions aboutir à des récits plus "terre-à-terre", centrés sur l'univers propre au polar, où l'importance est accordée à l'histoire et non plus au fantastique...

Pouvez-vous nous définir la prochaine aventure de Fox ?

Le prochain Fox (n.d.l.r. "Jours Corbeaux") se déroulera aux U.S.A. dans des Etats que j'ai déjà eu l'occasion de visiter, aussi ce travail me rappellera inévitablement d'agréables sensations...
Ce cycle se déroulera en deux albums et Fox renouera avec la "Grande Aventure". II s'agira d'une course poursuite et le thème de la peine de mort sera abordé. J'ai demandé à Jean Dufaux d'exploiter ce tabou qui m'impressionne. Je me suis tellement investi dans ce sujet que je n'avais aucun mal à m'identifier au condamné lorsque je dessinais les séquences de la chaise électrique. Ces moments étaient vraiment très pénibles !

Un aspect reconnu de votre travail est la mise en couleur, réalisée par Christan Crickx...

Il s'agit là d'une longue collaboration qui s'étale aussi bien sur "Les Pionniers", "Fox" et "Sagamore", un recueil d'illustrations. Christian est un ami. Outre ma famille, il est le premier à découvrir et commenter - durement - mes planches. Je lui dis également mon sentiment par rapport à son travail de coloriste. Il s'agit d'une parfaite collaboration qui contribue au succès de mes séries. Il n'est pas rare que je travaille un dessin en fonction de la couleur qu'il y déposera. Nous discutons beaucoup et cela rend forcément notre besogne plus agréable que si elle était produite en solitaire.

N'avez-vous pas envie d'explorer un jour un nouvel univers, une autre époque ?

J'aime la variété des sujets. Mais Fox m'offre quantité de possibilités à ce niveau. Il suffit de le faire voyager et nos repères varient totalement. Au lieu de changer de série, je préfère que Fox change de pays...
C'est une des forces de la série, de pouvoir aborder tous les sujets possibles. Ceci dit, j'apprécierais, un jour, de mener un récit moyenâgeux. L'Héroic-Fantasy m'attire également. Je suis ouvert à beaucoup d'univers, mais Fox me comble totalement pour le moment!

Interview réalisée à Obaix le 12 janvier 1997 par Eric Vermeulen assisté par Dimitri Focan