LES PIONNIERS DU NOUVEAU MONDE

VOYAGES ET AVENTURES DE B. GRAINDAL

PAR PATRICK WEBER dans Vécu No 31 1er trimestre 1988



Du Québec à la Louisiane, l'Amérique du Nord est à feu et à sang. Indiens, trappeurs, colons écrivent une période charnière de l'histoire. Racontée et reconstituée par Jean-François Charles, l'odyssée des Pionniers du Nouveau-Monde est un hymne romanesque et chaleureux consacré à retracer le destin de ces hommes...

Gratte-ciel, réverbères, bitume des villes. Le créateur des Pionniers du Nouveau-Monde vit loin du coeur d'une grande cité Bruxelles. Pour évoquer l'atmosphère naturaliste et chaleureuse de cette bande dessinée consacrée à l'histoire de la belle province, Jean-François Charles a choisi de donner rendez-vous aux lecteurs de Vécu aux bois de la Cambre. Calme de la forêt, lumière d'hiver, territoire devenu par la magie de l'imaginaire vierge et oublié... Entouré par Maryse, son épouse et précieuse documentaliste, Christian Cricks, son coloriste et Snoop, le chien mascotte, le dessinateur des Pionniers remonte le fleuve des souvenirs, affiche son amour de la nature et parle des aventures de Benjamin Graindal...

VÉCU : Votre apprentissage de la B.D. s'est fait dans une école ?
JEAN-FRANÇOIS CHARLES: Oui, plus exactement à l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles. J'apprenais le dessin et la peinture mais mon but était d'arriver un jour ou l'autre à la B.D. Paradoxalement, au début je voulais faire du comique. À dix-sept ans, la découverte de Giraud le dessinateur de Blueberry m'a poussé à me lancer dans le réalisme.
Votre première B.D. publiée? 
J.-F. CHARLES : Les Chevaliers du Pavé dans Spirou. Il s'agissait d'une bande semi-réaliste qui n'eut jamais de suite. Avant cela, j'ai aussi fait de la caricature pour plusieurs quotidiens. 
Puis, c'est la rencontre avec Michel Deligne. 
J.-F. CHARLES : Oui. En fait, je lui avais présenté les premières esquisses de ce qui allait devenir les Pionniers. Il m'a parlé d'un certain Bucquoy qui avait un scénario et qui cherchait un dessinateur et je me suis lancé dans le " Bal du Rat Mort ". 
Pour un coup d'essai, ce fut un coup de maître! La consécration a été rapide pour un débutant.
J.-F. CHARLES : Pour Bucquoy surtout.
Moi, j'avais toujours un désir d'évasion, ce besoin des grands espaces. J'avais vraiment les Pionniers en moi, j'ai donc décidé de m'y consacrer totalement. 
Qu'est-ce qui a motivé votre décision ?
J.-F. CHARLES : Je pense que c'est un voyage aux États-Unis au cours duquel j'ai eu la chance de visiter le fort " Michilimackinac ", un fort du XVII ème siècle totalement reconstitué. J'ai été frappé par cette visite et ce fort m'a donné envie de faire revivre toute une époque, toute une population. Les origines de cette nation, la route des peaux, les aventures des trappeurs... tout cela me passionnait. Et si, à l'origine cette histoire ne devait être qu'une simple histoire de trappeurs, la période s'est révélée tellement riche en évènements que j'ai décidé d'en faire une véritable saga historique. 
Et Deligne a accepté vos Pionniers... 
J.-F. CHARLES : Oui, il voulait faire une longue série. C'était l'optique initiale. Nous avions la possibilité de retracer toute une époque. 
Parlons-en de cette époque. Elle vous passionne. 
MARYSE : Oui, c'est une période fort riche, une époque qui ouvre un tas de portes. Il y a bien sûr la vie des trappeurs mais il y a aussi la guerre des Sept ans, la chute de Québec, le personnage du général Wolfe et aussi la vie de nos héros : Louise, Billy et Benjamin! 
Comment la série va-t-elle évoluer? 
MARYSE : Le quatrième album sera le début d'un cycle de trois. Les personnages vont retrouver le vieux continent et plus précisément l'Angleterre, un retour qui offre plein de possibilités... 
Quels rapports entretenez-vous avec l'histoire ? 
J.-F. CHARLES : En fait, la réalité historique n'arrive qu'après le scénario. La réalité se plaque à la fiction, et souvent, l'un et l'autre se recoupent très bien. Prenez le général Wolfe, personnage à la fois fictif et historique. Nous nous sommes attachés à notre héros, à notre création. 
Où réside la richesse du personnage?
J.-F. CHARLES : Au départ, il avait le même âge que nous. Il nous permet aussi de voir l'histoire du côté anglais. Il est aussi intéressant par sa physionomie, un corps d'homme et une tête d'enfant! 
D'où provient votre documentation ? 
MARYSE : C'est le fruit de cinq à six années de recherches. Librairies, bibliothèques, je fais aussi les bouquinistes. Pour ce qui est des costumes, nous nous référons plutôt aux figurines de petits soldats. Et puis, il y a les voyages. Nous avons précédé nos personnages et fait des repérages en Angleterre pour le quatrième album. Nous avons déniché un petit village que vous retrouverez - partiellement - dans la nouvelle histoire. Toute cette recherche de documents n'alourdit pas le récit, au contraire, elle nous permet de rendre l'histoire plus touffue et plus passionnante. 
A quel stade de l'élaboration de l'album intervient le travail du coloriste ? 
CHRISTIAN CRICKS : Dès le crayonné. Il nous arrive de privilégier telle ou telle prise de vue pour donner de beaux effets de couleur. Je crois que la couleur joue un rôle essentiel dans Les Pionniers.
Vous travaillez vite? 
J.-F. CHARLES : Pas vraiment, je compte un an par album, environ. Je fais beaucoup de crayonné et la mise au net est lente.
Les Pionniers sont ce que l'on pourrait appeler une série de " grand air ". Qu'aimez-vous dessiner ?
J.-F. CHARLES : Les arbres, la forêt... les scènes d'extérieur en général. Ces décors permettent une véritable fête des couleurs. J'aime bien dessiner les animaux aussi, surtout les chevaux. 
Vous nous avez appris que les Pionniers retrouvaient l'Angleterre dans ce nouvel album. En perdant ces grands espaces auxquels elle nous avait habitué, l'histoire ne va-t-elle pas perdre un de ses principaux intérêts ? 
MARYSE : Non, je ne le pense pas. Notre petit village du Kent ne manque pas de charme !
CH. CRICKS : Le traitement de la couleur est aussi intéressant parce que différent. Les tons de l'Angleterre me paraissent plus violents, plus crus. Le petit village de Wolfe, Westerham permet des effets de couleur fort tranchés par rapport aux trois premiers albums. 
À la lecture des Pionniers, on a le sentiment de découvrir une bonne série classique, dans le sens d'une histoire bien dessinée et qui vise avant tout à raconter une histoire.
J.-F. CHARLES : Oui, c'est important pour moi. Dès la mise en page mon but est de ne pas fatiguer le lecteur. IL faut que la case ait une forme très classique. Le fait est, qu'en l'espace de trois albums, le scénario est devenu la part la plus importante du récit. Les personnages acquièrent plus d'intensité. L'histoire est vécue au travers des individus, de l'intérieur. 
L'histoire vécue par les individus, avec leurs haines et leurs passions... tout cela vous permet-il de rester objectif vis-à-vis des faits? 
J.-F. CHARLES : J'essaye de rester, autant que possible, fidèle à la réalité de l'histoire. J'y arrive en la faisant vivre tant par les personnages d'un camp que de l'autre; tant par des Français que par des Anglais. Ces gens qui vivent en Nouvelle-France, la trajectoire de leurs destins... ils n'ont pas la conscience de vivre l'histoire. Pour eux, c'est la vie de tous les jours. 
Vous avez suivi la mode de la B.D. historique ?
J.-F. CHARLES :
Non, il y a toujours eu de la B.D. historique. Je pense que l'histoire est un stimulant très efficace pour un créateur. 
Depuis le temps que vous vivez avec eux, vous avez dû nouer de nombreux contacts avec vos personnages! 
J.-F. CHARLES : Forcément. Il y a bien sûr des personnages qui arrivent et d'autres qui s'en vont, mais il y a aussi ceux qui restent. Avec tous ceux-là, nous vivons quotidiennement.
La série est prévue sur combien d'albums ? 
J.-F. CHARLES : Au sixième album, beaucoup de choses seront dites. Chacun des héros aura perdu un peu de luimême. Les drames auront ébranlé nos personnages. À ce moment-là, je pense me lancer dans une nouvelle aventure! MARYSE : Jean-François aime le changement... 
J.-F. CHARLES : C'est vrai, je n'aime pas trop le côté astreignant de la B.D. C'est souvent trop long! De plus, il faut faire quatre albums avant d'arriver à un premier résultat, surtout au niveau de l'histoire. Ce que je veux, c'est raconter 
des histoires.
Quel est l'univers de la famille Charles?
J.-F. CHARLES : La campagne, tout près de Nivelles dans le Brabant wallon, avec notre chien Snoop qui joue un grand rôle dans l'histoire. Et puis, il y a aussi nos trois enfants Vincent, Marie et Aurore qui sont les premiers lecteurs de chacune de mes histoires. 
C'est une vraie B.D. familiale! 
MARYSE : Oui, mais parfois solitaire. Jean-François s'isole pendant des heures et travaille mais quand il revient parmi nous, c'est à nouveau pour parler B.D. 
Qu'ont apporté les Pionniers à JeanFrançois Charles, l'auteur? 
J.-F. CHARLES : Une plus grande assurance je crois, surtout au niveau du dessin. Je me sens prêt à passer à une autre série, très facilement. J'ai le sentiment de pouvoir dessiner ce que j'ai envie de dessiner, vraiment! 
Pour vous, l'histoire, c'est l'aventure mais c'est aussi l'imagination ? 
J.-F. CHARLES : Oui, l'histoire, c'est l'imagination! Ce n'est pas un carcan contraignant. C'est un potentiel très riche, même au niveau de la fiction pure!