Ne lisez pas ce reportage ! Ne le faites lire à personne... Si vous ne voulez pas vous retrouver, la nuit, devant la vitrine de votre marchand de BD préféré... Si vous ne voulez pas affronter des soldats britanniques, un clown mystérieux, un pénitent bien inquiètant... Si vous ne voulez pas qu'Allan Fox, Edith, Benjamin Graindal et Louise s'attachent au moindre de vos pas... Si vous ne voulez pas vous retrouver au Nouveau Monde ou en Egypte... Si enfin vous ne voulez pas admirer le talent inné et confirmé d'un auteur attachant... OUI, tout cela est possible... pour peu que vous possédiez la clé... la clé qui vous permettra d'accéder à un univers historique et fantastique ! Jean-François Charles vous plonge au coeur de l'aventure.

Trois quarts d'heure de retard. On avait trois quarts d'heure de retard à notre rendez-vous. J'en connais plusieurs qui nous auraient tiré une de ces têtes à faire fuir Frankenstein en personne.Tout cela à cause de la faute (bien sûr!) d'une circulation autoroutière aussi stupide que bouchée! Ah! On l'a dit! On l'a écrit! La rage est passée. Bref, on n'avait pas l'air malin à l'approche de la maison de notre hôte d'un soir. Fallait-il encore qu'on la trouve, la maison. C'est que le village est bien long. Trop long quand on est en retard. Heureusement, Sagamore nous attend, resplendissante, et Jean-Franqois Charles, d'un seul sourire et d'une franche poignée de main nous donne l'absolution. Ouf! Soulagés d'un poids! La plume reprend le dessus. On monte à l'atelier. 'Tention la porte! On y est. L'antre est accueillante. Elle sent bon l'amour du métier, elle sent bon l'Histoire. La table de travail nous regarde fièrement."Cette table à dessin, je l'ai reçue de mon père quand j'ai eu 12 ans. Je la garderai toute ma vie ("Jean-Franqois sourit. Il pense à son père."Je dessine depuis l'âge de 6 ans. Depuis que j'ai pu tenir un crayon en main. Ma mère était passionnée du dessin. Papa, lui, n'y connaissait rien mais il considérait que c'était un métier. Il a immédiatement réalisé que j'étais fait pour le dessin d'un point tel que quand je rentrais de l'école et que, timidement, je lui montrais mes bulletins, il se fichait des résultats! Ce qui n'était pas du tout le cas de mes trois frères". (il rit)

Assis autour de la table, on jette furtivement un coup d'oeil sur les documents épars tels des souvenirs qu'on dévoile par bribes."J'ai toujours eu le goût pour la BD, l'envie de raconter une histoire, de la situer dans un décor. Déjà, à huit ans, j'étais passionné par le Canada. Je voulais devenir membre de la police montée! (il sourit). Et puis, j 'ai eu la chance d'avoir au collège de Gentinne, un professeur fabuleux. C'était un père spiritain, super wallon, qui devait nous donner des cours de Néérlandais. Vous imaginez! C'était pas vraiment sa tasse de thé. Il nous disait: "Le flamand, ça ne sert à rien.'". Alors pour nous récompenser lorsqu'on était bien sages en classe, il nous lisait de superbes histoires. Il lisait par morceau, comme un feuilleton. "Chasseurs de loups et chasseurs d'or" notamment, une oeuvre magnifique de James Oliver Curwood qui a inspiré Giraud pour un de ses Blueberry: "Le Spectre aux Balles d'Or". Il lisait vraiment très bien. ça me faisait rêver, vous pensez. Ah, c'était une belle époque. C'était vraiment fascinant. Il y avait dans ce système scolaire une chaleur et un goût pour travailler". Ce livre de Curwood, Jean-François le recevra quelques années plus tard en cadeau des mains de son ancien professeur. Mais ne coupons pas notre narrateur! "J'ai eu la chance également de rencontrer, à l'athénée de Pont-à-Celles, un prof de dessin qui était assistant dans un atelier de modèles vivants à Bruxelles. Grâce à lui, je suis rentré à l'Académie en sautant plusieurs années et j'ai directement atterri dans son atelier. C'était en '67, j'avais à peine 15 ans et je me trouvais là assis devant des femmes nues que je devais dessiner. J'était docile mais ça ne m 'a pas dégoûté du dessin. Le problème à l'Académie, c'était que la BD et ce qui m'intéressait particulièrement, le dessin humoristique, étaient assez méprisés. Il est vrai que les profs étaient des peintres, ceci explique peut-être cela.

Aussi, à mes 17 ans, mon père a permis que je quitte l'Académie et que j'apprenne par moi-même. Je trouve sa démarche vraiment extraordinaire car en me permettant de quitter l'école, il perdait du même coup tous les avantages sociaux qui rn'étaient liés. "

Commence alors pour le jeune autodidacte une longue période d'apprentissage. Après avoir signé sous le pseudonyme BOF quelques caricatures politiques pour La Libre Belgique et La Nouvelle Gazette, il fera ses premières armes en BD chez Dupuis où il réalisera quelque 25 planches des « Chevaliers du Pavé », une histoire à la Dickens écrite par Bruyère et Térence.

"Ca a été un flop." Le personnage de l'avare abject qui tirait profit du malheur des gens en plein XIX ème siècle ne plaisait pas du tout à Charles Dupuis. J'ai dû aussitôt abandonner. D'autant que je me suis retrouvé dernier du référendum de Spirou! Après cet échec, j'ai déprimé. Puis j'ai eu l'occasion de rencontrer Peyo mais ça allait tellement mal que je ne voulais plus dessiner que des Schtroumpfs! Heureusement, j'ai eu la chance de rencontrer également des gens illustres comme Franquin et Roba qui m'ont poussé à faire du dessin réaliste!"

Autre rencontre importante si pas capitale dans la carrière de Jean-François, celle avec l'éditeur Michel Deligne qui le mettra en contact avec le singulier Jan Bucquoy. Ensemble ils réaliseront "Le Bal du Rat mort" paru en 1980. Un album favorablement rendu par les critiques qui le comparent aux romans de Jean Ray et aux films de Kumel.

C'était un album très oppressant, noir, dur. Le genre de sujet qui n'était pas vraiment fait pour moi. Je voulais plutôt dessiner des espaces, créer des ouvertures. Mais si "Le Bal du Rat mort" ne m'a rien rapporté en soi, il m'a toutefois stimulé à trouver un autre style. J'ai alors écrit les Pionniers du Nouveau Monde".

Ma cavale au Canada

Si la saga des "Pionniers du Nouveau Monde" reflète l'envie d'évasion de Jean-François, elle est surtout le fruit d'une complicité unique dans l'écriture, celle avec sa charmante épouse, Maryse.

"Quand j'ai connu Maryse, j'avais à peine 16 ans. Depuis, elle m'a toujours soutenu dans mon métier. Elle est ma première critique. Pour "Les Pionniers", elle écrit ses idées dans un petit carnet comme celui-ci. " Le carnet recèle en quelques lignes la trame du prochain "Pionniers". Déjà qu'on avait eu la chance de découvrir en exclusivité un projet de couverture du prochain album, une peinture à l'huile posée sur un chevalet représentant... (NON ! Vous ne le saurez pas! Petits curieux!) mais n'anticipons pas et revenons à nos chers "Pionniers", pas vrai Jean-François ?

"Le premier épisode des "Pionniers" remonte à 1976, juste avant notre grand départ pour les USA. Quand je vous dirai que l'endroit le plus éloigné que j'avais visité auparavant était Givet en France, vous pourrez facilement vous imaginer ce que pouvait représenter 7 semaines de voyage, 18.000 kilomètres parcourus et 22 états visités. Et tout cela pour rendre visite à de la famille dans le Michigan, le Texas et la Floride. C'était vraiment une découverte!

En allant aux chutes du Niagara, je suis tombé, tout à fait par hasard, sur une reconstitution du fort de Michilimackimac (essayez de répéter 10 fois ce nom ! Et sans hésiter ! Vous y êtes parvenu ! Pour vous récompenser, sachez que Michichi..., euh, Milichicha..., euh, Machilima..., euh, enfin ... bref ! Ca signifie: l'île de la tortue en langage indien). J'y ai acheté un bouquin qui m'a naturellement servi comme documentation pour les "Pionniers". J'ai admiré aussi le Grand Canyon, Monument Valley. Toutes ces vues en CinemaScope m 'ont impressionné et j'avais dans la tête plein d'ouvertures. C'était aussi la découverte des premiers Mc Donald ( Une mauvaise découverte celle-là!" (rires)


"Le Pilori" et "Le Grand Dérangement", les deux premiers épisodes des "Pionniers" paraîtront chez Deligne. La série se poursuivra aux éditions Glénat avec le précieux concours du coloriste Christian Crickx.

Jean-François y dessinera quatre albums avant de laisser la main - et le crayon - à Erwin Sels, un jeune dessinateur anversois.

"J'ai rencontré Erwin à l'occasion d'un festival à Middelkerke. Il avait collaboré avec Bucquoy et avait déjà dessiné "Le Dernier des Mohicans" aux éditions Lefrancq (1992). Il s'est présenté. Il voulait me demander un scénario. Comme je ne voulais plus dessiner "Les Pionniers" pour me consacrer à Fox et qu 'il avait 10 ans de moins que moi (rires), je n'ai pas hésité, j'ai accepté. Maryse et moi lui avons concocté une suite aux "Pionniers". En plus, c'est un passionné des indiens et de la période des pionniers, alors, vous pensez bien que je tenais là mon parfait successeur (I) ";

(1) Erwin Sels dessine sous le pseudonyme ERSEL Son père avait été le collaborateur de W. Vandersteen (Bob et Bobette) pour Bessy. Sagamore, mi amore

Après un cycle de six albums autour de la prise de Québec, "Crie-dans-le-Vent", le premier "Pionniers" d'Ersel, paraît en 1994. On y retrouve avec plaisir tous les protagonistes de la série: la ravissante Louise, Bee Bee Gun, Billy, Thimoléon, Tante Lucy, Benjamin, bien sûr, et la belle Lisa. On y respire de nouveaux horizons, de nouvelles passions, de nouvelles évocations. Les grandes batailles entre Anglais et Français laissent la place au quotidien des indiens et des trappeurs. Si le trait d'Ersel est moins arrondi mais davantage réaliste, son travail est toutefois de remarquable facture, ce qui, pour une reprise, n'est pas forcément évident. Il est vrai que, subtilement, Jean-François n'hésite pas à y apporter sa touche graphique personnelle que ce soit pour les couvertures qu'il réalise encore entièrement ou pour les visages féminins qu'il affectionne tout particulièrement. Comme "Sagamore", d'ailleurs, une oeuvre à la fois singulière et remarquable qui sort totalement des sentiers battus et qui révèle un talentueux miniaturiste et un fantastique concepteur d'architectures oniriques.

"Sagamore, c'est un peu une pièce d'épreuve, un ouvrage qu'on ne fait qu'une fois dans sa vie. Comme une envie d'exorciser des ressentis que l'on a en soi. Avec Sagamore, je voulais sortir de ma timidité ! Et j'y suis arrivé. Je voulais concevoir cet album comme un puzzle, comme une fresque à connotation philosophique. L'idée que les difficultés sont celles liées au décor et qu'elles n'existent pas entre les personnes. Que les problèmes, ce sont les gens eux-mêmes qui se les créent. Sagamore, c'est aussi, d'une certaine manière, un retour à l'enfance. Il n'y a ni cases, ni bulles, rien que des grands dessins sur des grandes pages avec plein de petits bonshommes!"

"Sagamore", c'est sans doute l'album préféré de Maryse et Jean-François Charles. C'est aussi le nom qu'ils ont choisi pour baptiser leur foyer. Une paisible et bien jolie maison à l'image de ses habitants, à l'abri du temps peut-être mais pas à 1'abri des gens...

"Sagamore", c'est enfin une fresque qui accueille ses invités dans un monde enchanté.


...Sûrement! Aussi, forts de leur enthousiasme et de leur imagination, la paire Charles-Dufaux se met immédiatement au travail.

Jean Dufaux Scénariste

Dans une brochure promotionnelle présentée par les éditions Glénat à la veille de la présentation du "Livre Maudit", Jean Dufaux dévoilera quelque peu les pérégrinations de son nouvel aventurier: "Oui, Allan Fox partira en Egypte pour élucider le mystère du "Livre Maudit". Oui, il ira vivre de nouvelles aventures en Inde, dans une petite ville américaine perdue au fond de l'Ouest, en Chine. Oui, Fox voyagera en bateau, en avion, sur cette superbe moto baptisée "Ava Gardner" par Jean-François Charles.

Oui, les femmes rencontrées seront mystérieuses, désirables, fugitives. Oui, les odieux, sales et méchants seront encore plus méchants, sales et odieux... "Et de poursuivre: "Nous aussi, nous avions hâte de tourner la page pour connaître la suite de l'histoire... A une jeune femme qui demande de la rejoindre dans sa chambre, à un clown blanc qui lui propose de jouer sa vie avec des cartes truquées, à chaque de, pour chaque occasion, Allan Fox répond imperturbablement: NO PROBLEM! Comme lui, nous nous sommes rendus compte que tout pouvait arriver, que tout pouvait être résolu ... C'est sans doute cela, le charme suprême de l'AVENTURE... !"


...Comme c'est bien dit! Et de l'aventure, il y en aura avec Fox, une série qui doit sa filiation au Maitre Jacobs, comme en témoignent le premier cycle de quatre albums qui à pour toile de fond l'Egypte et le petit clin d'oeil au professeur Mortimer dans "Le Miroir de Vérité". Avec "Le Club des Momies", Allan Fox séjournera en Ecosse avant de prendre la route des ...

Chuut!!!

Il est temps de refermer notre petite boîte à confidences. Un dernier coup d'oeil sur l'atelier, le temps pour les "Pionniers" et "Fox" de rattraper leur destinée, et nous voilà envahis d'un immense sentiment d'évasion et de liberté loin du stress et des soucis quotidiens. Aaaahhhh! Mais???!!! Eh???!!! Attendez-nous, Fox! Attendez-nous, Louise! ON ARRIVE!!! ILS NOUS ECHAPPENT...

Reportage réalisé par Francis Lair et Walter Ego dans Quoi de Neuf? en 1996