Jean-François Charles: L'immersion dans le passé

"Mes héros se situent toujours en lisière des grandes batailles. Ils y assistent de loin mais le sens général de I'action leur échappe."

Tout commence par un mot magique "Michilimackimac ", un mot qui claque comme une incantation, qui cliquette comme un bruissement d'épées contre les tomahawks indiens. Il n'en faut pas plus pour planter le décor.

Aujourd'hui le Fort de Michilimackimac ("l'île de la tortue") est devenu un paisible lieu d'excursion pour les Américains en goguette le dimanche sur les bords du lac Michigan. Mais pour ce jeune Belge de vingt-trois ans qui accomplit la grande traversée du continent américain, c'est un éblouissement. Au-delà d'un musée indien et des quelques bâtisses pieusement conservées à l'abri des remparts et des canons, il voit se profiler un monde. Ou plus exactement, un Nouveau monde. Derrière les falaises qui se reflètent sur le miroir bleu-vert du lac, il revoit ces lieux tels qu'ils étaient lors de leur découverte en 1634: des espaces infinis d'une nature encore vierge peuplée d'Indiens, de trappeurs et de colons. Loin de là, sur la côte ou le long du Saint-Laurent, la civilisation se limitait à quelques comptoirs précaires. Seul, dans les ports, le rouge de plus en plus oppressant des uniformes anglais semblait préfigurer le bain de sang qui allait ruisseler sur cette terre de liberté, Jean-François Charles - c'est le jeune Belge dont nous parlions - perçoit tout cela en un instant. C'est une révélation, Même s'il l'ignore encore, la saga des Pionniers du Nouveau Monde vient de naître...

Depuis l'âge de six ans, Charles a la vocation de la BD, d'ailleurs encouragée par ses parents. "J'étais attiré par le western. Mais, craignant de m'engager dans un domaine trop encombré, j'ai repensé à ce fort et à ce qu'il symbolisait: une période peu connue et peu illustrée en BD. Cette découverte des immensités canadiennes m'a permis de trouver ma voie. "

Dès lors, Jean-François Charles s'investit à fond dans ces paysages, ces forêts, ces lacs, ces vues aériennes, ces images de l'espace et de l'immensité. "Pour moi, ce "Nouveau Monde" - pour reprendre ce titre que je trouve un peu naïf aujourd'hui - correspondait à une forme d'évasion, une manière de me sentir à l'aise. "

Mais cette liberté n'était-elle pas un leurre ?

Car, petit à petit, le sujet s'empare de l'auteur qui ne cesse d'y découvrir de nouvelles dimensions. "Au départ, il n'y avait aucune connotation historique. Ce n'était qu'une histoire de trappeurs et d'indiens dans la forêt. Puis, peu à peu, en cherchant des renseignements pour étoffer l'intrigue, l'Histoire a commencé à enrichir mon récit. Aidé par mon épouse, j'ai épluché la documentation et j'ai découvert de nombreux événements ou personnages, comme ce général Wolf qui m'a longtemps passionné. C'est cela qui m'a permis de montrer le côté anglais du Canada et d'enrichir la série en évoquant divers faits historiques comme le départ des Acadiens ou le détail des guerres entre Français et Anglais. "

Pour Jean-François Charles qui cumule le travail de dessinateur et celui de scénariste, l'élaboration d'une BD comme Les Pionniers du Nouveau Monde s'effectue en deux temps correspondant à chacune de ces tâches: "Au début, on recherche les albums de photos, puis progressivement on en arrive aux livres d'Histoire proprement dits."

Mais ce processus a ses limites, car l'Histoire ne doit jamais entrer en conflit avec l'imagination de l'auteur. "L'Histoire ne sert qu'à enrichir le scénario. Elle propose des rendez-vous auxquels les héros sont en quelque sorte invités et qui permettent de confronter les personnages à des faits qui suscitent de nouveaux rebondissements. D'ailleurs mes héros se situent toujours en lisière des grandes batailles. Ils y assistent de loin et on comprend que le sens général de l'action leur échappe. En me plaçant ainsi marge de l'Histoire, je ne fais que reproduire ce que me racontait mon père, un simple instituteur qui s'était battu en 40 avant d'être fait prisonnier de guerre, et qui ne demandait qu'à rentrer chez lui. C'est ce regard qui m'intéresse: celui des "petites gens".

Ce terme de "petites gens" fait manifestement vibrer Jean-François Charles. "Je fais partie de cette race" avoue-t-il. Alors qu'il est habituellement extrêmement modéré et parlant bas, peut-être même un peu timide, il s'emporte brusquement. Visiblement, on touche là au cœur de sa conception de l'Histoire: "Mes héros tombent dans les événements malgré eux... Ils tombent en pleine bataille comme des cheveux dans la soupe et ils ne demandent qu'à en sortir! En fait, ce sont des spectateurs, comme nous le sommes tous en pareil cas. C'est ça, la vraie Histoire !
Montcalm, on s'en fout ! Les gens célèbres ne m'intéressent pas. Ce qui me préoccupe, ce sont les attitudes et les mentalités de ce menu peuple. "

C'est pour cela que dès qu'on prononce devant lui le mot "documentation", Jean-François Charles réplique par "imagination". Pour lui, c'est comme une hantise de se sentir prisonnier. Un autre aspect, sans doute, de son amour des grands espaces!

La documentation peut facilement devenir un carcan. Aussi j'ai souvent choisi de donner libre cours à mon imagination. D'ailleurs, curieusement, ce que j'imagine est souvent rejoint par la réalité. Ce sera le cas dans le prochain album où j'ai totalement inventé des batailles entre les Indiens Cree et Iroquois, alors qu'ils étaient séparés par des distances considérables. Or, peu après, j'ai appris qu'il y avait eu des migrations et que ces bagarres avaient réellement eu lieu ! "

Une telle coïncidence ne tient pas seulement du miracle. Elle vient d'une longue pratique du sujet, d'une forme d'immersion totale dans une époque. Jean-François Charles en est conscient et peut-être même un peu confus. Car cette "plongée" dans le passé l'a emporté très loin. Trop loin peut-être !

"Quand je dessinais cette bande, j'avais l'impression de vivre au XVIIIème siècle."

"Quand je dessinais cette bande, j'avais l'impression de vivre au XVIII ème siècle. D'ailleurs, toute ma maison vivait à ce rythme-là. Je travaillais avec les fenêtres fermées et les rideaux tirés, car il me semblait que le XVIIIe était sombre et poussiéreux. Je vivais entouré de tableaux d'époque, me chauffant au feu de bois, dans une grande pièce où l'on n'entendait que le tic-tac d'une horloge et le souffle du vent sur la campagne. J'étais devenu totalement passéiste. En fait, je vivais dans le même univers que ma série. " Un fou ? Un obsédé ? Se mettait-il une perruque poudrée sur la tête pour dessiner les officiers anglais ? Jean-François Charles éclate de rire. Non, il n'est pas fou ! Pour lui, les Pionniers du Nouveau Monde, dont le premier cycle est définitivement clos, correspond - à tous les sens du terme - à une histoire ancienne dans laquelle il a parfois des difficultés à se reconnaître. "Aujourd'hui je m'étonne quand je regarde cette bande. Je la trouve trop sombre. Pour dessiner Fox, ma nouvelle série qui possède une toute autre "couleur", j'ai dû physiquement changer de pièce pour m'installer dans un nouveau bureau entièrement repeint, moderne et coloré, Et je ne fais plus jamais de feu de bois ! Maintenant le Canada est (presque) totalement sorti de ma tête. A présent, je suis en Egypte... "

Car une chose est claire. Pour Jean-François Charles, chaque BD correspond à un engagement total qui influe aussi bien sur la vie de l'artiste que sur son graphisme.

"Dessiner les Pionniers, c'est-à-dire une histoire du passé, c'est totalement différent que de dessiner Fox dont l'action est contemporaine. Dans les Pionniers, les personnages n'ont pas les mêmes attitudes ou les mêmes façons de se tenir que des héros modernes. Un seul exemple: au XVIIIe siècle, il était impossible de mettre les mains dans ses poches. A l'époque, il n'y avait que de toutes petites poches aux gilets ! Ceci détermine une attitude beaucoup plus guindée qui, à son tour, influence mon style. Avec Fox qui est plus dégingandé, plus grand qu'un personnage du XVIIIe, j'inaugure un dessin beaucoup plus tendu. "

Mais alors, les lecteurs qui ont suivi avec passion les aventures de Benjamin Graindal, de Louise et de tous leurs compagnons doivent-ils sortir leurs mouchoirs ? On ne parlerait plus de cette série qu'au passé, comme d'une chose définitivement révolue ?

Non, vous l'avez déjà compris. Je cherche les effets faciles en posant ces fausses questions si convenues. Bien sûr, j'ai gardé le meilleur pour la fin: Jean-François Charles travaille à nouveau à un second cycle des Pionniers.

Certes, il ne s'occupera plus que du scénario. Le dessin sera assuré par Ersel, "un jeune Flamand qui a beaucoup de documentation sur le western et qui me remotive très fortement. "

Mais Jean-François Charles a d'ores et déjà conçu de grands projets: "Désormais je laisse tomber les Canadiens et les colons pour renouer avec les grands espaces. J'envoie mes personnages vers les forêts du Saskatchewan. On retrouvera donc de nouvelles aventures sur des terres totalement vierges."

Sur ce, l'interview s'achève.

Jean-François Charles se lève. Nous discutons encore un peu tandis qu'il remet son blouson. Puis je le regarde s'éloigner. C'est vrai qu'il n'a pas de perruque poudrée sur la tête. Mais à bien l'observer, je suis sûr qu'il a un bonnet de trappeur dans sa poche.


Dans Vécu No 58 en juin 1994 (Magazine édité par les éditions Glénat)